Erno RENONCOURT
Donnant suite à notre précédent article relatif à la géométrie différentiée de la déshumanisation, nous venons, dans cette deuxième partie, révéler pourquoi une grande majorité de la population mondiale continue d'alimenter rétroactivement, par leur impuissance entretenue, la dynamique invariante de l'exploitation de l'homme par l'homme. Notre argumentaire prendra comme hypothèse l'axiome suivant : l'impuissance collective durable est toujours le résultat d'un processus d'abrutissement et d'évidement de la conscience. Un tel processus a pour finalité de conforter le statu quo, en voilant le réel d'une couche épaisse d'inintelligibilité. C'est cette couche qui permet au plus grand nombre de ne pas comprendre le double jeu permanent auquel se livre l'Occident pour asseoir la performance de son hégémonie sur le monde. Ce processus reste invisible, car il se met en œuvre derrière un enjolivement qui masque la puissance de son enfumage. En effet, en décrétant théoriquement l'existence d'un socle de valeurs universelles et en promouvant la liberté et les droits humains comme des valeurs inaliénables et accessibles à tous, l'Occident invisibilise le réel des populations qu'il soumet continuellement à l'ensauvagement, l'asservissement, la barbarie et la déshumanisation. Ainsi, plus sanglant est l'asservissement de certains peuples, plus rayonnant est l'enjolivement qui doit le masquer. Et la durabilité de ce processus induit le besoin de renouveler fréquemment les motifs de l'enjolivement pour créer l'illusion d'un changement. Vaste forfaiture, puisqu'il ne s'agit en fait que de renouveler les impostures sans changer les structures. Cette imbrication entre enfumage, enjolivement et fréquence de renouvellement des impostures s'est structurée en un cycle aliénant, à l'intérieur duquel est inscrit ce fameux triangle d'abrutissement massif qui conforte l'impuissance collective des peuples. C'est ce triangle dont nous proposons de caractériser la nature, la forme, les longueurs des côtés, la mesure des angles, le positionnement des sommets et ses relations métriques pour mieux expliquer comment la perte collective de sens (insignifiance) dans tous les écosystèmes, en conditionnant des postures d'indifférence, de renoncement à l'intelligence, d'irresponsabilité, de recherche de tranquillité et de déni de complexité, a facilité l'invariance de la performance de l'exploitation sans limite du néolibéralisme. C'est cette triangulation que nous proposons de décrire ici. Car c'est son invisibilisation qui permet à l'Occident de continuer invariablement l'ensauvagement, la déshumanisation et l'extermination d'une partie du monde par l'Occident dans le plus grand silence et la plus sourde indifférence. Empressons-nous de dire, pour éviter tout amalgame, que par Occident, il s'entend dans notre argumentaire, l'ensemble des États et des peuples qui promeuvent et assument l'idéal démocratique d'un monde unipolaire, soumis à l'empire étasunien et basé en amont sur les règles de droit et en aval sur la puissance et la contrainte.
Mais avant de nous livrer à cette géométrisation des données du contexte local haïtien et du contexte global du monde, pour dévoiler les contours de la spirale de l'indigence pour tous, qu'il nous soit permis, dans cette partie, de placer un mot sur la méthodologie de notre démarche. Nous reviendrons expliciter les métriques de la triangulation de terreur à travers laquelle l'Occident arpente le monde et le met au pas de sa domination.
Il nous a été donné de constater que différents observateurs, sans doute, imbus des certitudes de leur rationalité et/ou de leur rayonnement académique, pensent que notre raisonnance n'est qu'une caillasserie, pleine d'amalgames et d'incohérences. Sans rejeter d'un revers de mains leur droit de critiquer notre argumentaire, nous croyons qu'il est peut-être pédagogiquement utile de rappeler les fondements méthodologiques sur lesquels reposent l'arc raisonnant de l'axiomatique de l'indigence pour tous.
Sur les fondements méthodologiques de la géométrie des données
Commençons par préciser que nous sommes les premiers à reconnaître que notre manière d'argumenter et notre approche analytique des données sont atypiques. Mais le fait de raisonner, à côté, en dehors du cadre commun n'est pas la preuve d'une raisonnance non pertinente, voire incohérente. En effet, puisque, nous proposons, non pas de réchauffer les certitudes des idées dominantes, médiatisées et popularisées, nous faisons une large place à nos propres inférences, hypothèses, en nous appuyant sur les résultats de plusieurs savoirs disciplinaires, tout en gardant à l'esprit que ce sont des construits sociaux interprétables, car ayant une grande part de subjectivité sous-jacente et fortement sensibles au contexte. Ceux et celles qui nous lisent régulièrement, et avec attention, savent combien nous priorisons la reliance des données, la modélisation graphique et l'intelligence visuelle. Ce sont hélas autant de compétences systémiques qui ne sont pas enseignées à l'université, mais qui s'acquièrent par la confrontation avec les incertitudes et l'entêtement à remettre en question ce qui est validé en haut lieu de pouvoir.
Au risque de paraître pédant, nous croyons bon de préciser que la complexité ne peut s'approprier intelligiblement avec les outils épistémologiques et rationnels du XXème siècle. Et cela pour beaucoup de raisons : la première, c'est que la fin du XXème siècle a été décrétée comme celle de la fin des certitudes (llya Prigogine, La fin des certitudes. Temps, chaos et les lois de la nature, Paris, Odile Jacob, 1996, p.10). Chemin faisant, la science classique, qui privilégiait l'ordre, la stabilité, la rationalité, la logique du tiers exclu ou le principe de non contradiction, n'a plus de pertinence. Devenant incapable de penser le présent qui nage dans un océan d'incertitudes, de paradoxes et de chaos, la science rationnelle, disjonctive et fragmentée laisse le monde inintelligible. Le XXIème siècle a besoin d'une nouvelle science (Hervé Zwirn, "La complexité, science du XXIème siècle", Revue Pour la Science, No 314, 2003) et d'un nouvel outil pour arpenter et rendre intelligible le monde (Joël De Rosnay, Le Macroscope, Vers une vision globale, Seuil, 1975).
Du coup, en raison des inter-rétroactions innombrables entre des processus économiques, sociaux, démographiques, politiques, idéologiques, culturels, extrêmement divers et éloignés, il faut une nouvelle science capable de privilégier les dispositions mentales naturelles à contextualiser, relier, globaliser (Edgar Morin, Les 7 savoirs nécessaires à l'éducation du futur, Seuil, 1999, p. 26). Ainsi pour Edgar Morin, qui est une référence épistémologique établie et consacrée, en matière de complexité, le véritable défi de la connaissance [du XXIème siècle] est de savoir [...] relier [...] (Edgar Morin, Pour entrer dans le XXIème siècle, Seuil, 2004, p.125). Ainsi, puisque connaitre, c'est être capable de relier ce qui a été séparé par la science « parcellaire, compartimentée, réductionniste et disjonctive », seule la complexité permet d'approprier le monde intelligiblement par le tissage des liens entre données éloignées, locales et globales, factuelles et paradoxales. Et c'est sous l'autorité de cette complexité que nous proposons une modélisation atypique pour permettre, à ceux et celles qui n'ont pas les œillères de la rationalité et les béquilles des savoirs d'avant-hier, de comprendre la ruse utilisée par l'Occident pour dissimuler des objectifs monstrueux et racialistes derrière la promotion des valeurs de droits humains.
Notre raisonnance est atypique car elle est issue d'une démarche duale, autonome et insolente. Autonome, car elle consiste à regarder le monde autrement qu'à travers les faces enfumées du prisme culturel dominant. Insolente, car elle assume le courage de faire des inférences qui provoquent, défient et dérangent l'insignifiance anoblie, en y intégrant notre subjectivité, la conscience de nos émotions, la mémoire de nos douleurs, mais aussi une culture soutenue par une sélective reliance transdisciplinaire.
Évidemment, notre démarche paraîtra incohérente, amalgamante, confuse et douteuse pour les bien-pensants de la pensée rationnelle. Car, ceux-ci, tout en étant rayonnants dans leur anoblissement académique, ne sont pas moins cognitivement limités, car peu armés pour remettre en question les dogmes établis. Ici nous réapproprions et contextualisons dans notre argumentaire une pensée du physicien Richard Feynman, citée par Edgar Morin dans son œuvre La Méthode, qui rappelle combien le rayonnement académique peut être un outil de contrôle social et de conditionnement à l'insignifiance et à l'impuissance, puisque poussant le récipiendaire à accepter les idées et les valeurs dominantes sans les remettre en question.
Ainsi, notre caillasserie, dans ses incohérences, ses amalgames, sa singularité shitholienne, comme disent les opulents et les abondants, ne fait que contextualiser la démarche de la pensée systémique. Or cette démarche comme le souligne Joël De Rosnay : « n'est pas un outil comme les autres. C'est un instrument symbolique, fait d'un ensemble de méthodes et de techniques empruntées à des disciplines très différentes. Évidemment, il est inutile de le chercher dans les laboratoires ou les centres de recherche. Et pourtant nombreux sont ceux qui s'en servent aujourd'hui dans les domaines les plus variés. Car le macroscope peut être considéré comme le symbole d'une nouvelle manière de voir, de comprendre et d'agir » ((Joël De Rosnay, Le Macroscope, Vers une vision globale, Seuil, 1975, p.23).
Cela étant dit, venons-en à notre modélisation pour visualiser la configuration attrayante de base, dans laquelle se métamorphose généralement l'Occident, quand il se présente aux peuples du monde entier pour déployer la terreur qui lui permet d'asseoir et de consolider son hégémonie.
La triangulation enfumée
Cette configuration mérite d'être dévoilée, puisqu'elle est, dans l'écosystème global, formé par les différents écosystèmes sociaux de la planète, la posture rayonnante, savante et bienveillante qu'adopte l'Occident, en amont, pour séduire et conquérir le monde. Cette configuration a plusieurs particularités. D'abord, elle symbolise, par sa forme triangulée, un prisme stratégique, puisqu'elle délimite les relations métriques entre trois angles de vue, distincts, mais complémentaires, à partir desquels l'Occident arpente le monde, pour concrétiser ses ambitions impériales et hégémoniques, par la globalisation. En outre, elle a une structure isomorphe, car derrière les postures médiatisées comme rayonnantes, savantes et bienveillantes, il y a les postures occultées, car sanguinolentes, indigentes et déshumanisantes. Et pour cause ! Leurs objectifs ténébreux et monstrueux doivent être maintenus dans l'ombre, pour ne pas effrayer et inciter le plus grand nombre à la révolte. Ce qui justifie le besoin de recourir en amont à des enjolivements pour masquer les enlaidissements qui se dessinent et se structurent en aval.
Mais ce n'est pas tout. Car entre les deux configurations triangulées, attrayante (rayonnante, savante, bienveillante) et effrayante (assombrissante, indigente, déshumanisante) il y a des sous processus d'abrutissement qui doivent empêcher au plus grand nombre de comprendre la concordance entre enjolivement et enlaidissement, ou l'isomorphisme entre triangulation médiatisée et triangulation occultée. Car au fond, pour ne pas comprendre que tout ce qui est enjolivé par l'Occident sert à dissimuler ce qu'il enlaidit, il faut être profondément abruti. Ce n'est pas pour rien que les légendes indiennes, qui racontent l'expérience lointaine des premiers peuples autochtones d'Amérique avec les premiers représentants de l'Occident, ont immortalisé l'expression « l'homme blanc à la langue fourchue comme le serpent ». Une formulation judicieuse qui tend à rappeler que l'enfumage est le processus qu'utilise l'Occident comme boite noire pour promouvoir ses projets ambivalents. Projets qui peuvent consister à abrutir les peuples par des attractions afin de les confiner dans l'impuissance pour mieux les asservir ou les exterminer sans violence massive et excessive.
L'enfumage peut prendre dans ce contexte plusieurs formes : il peut être un anoblissement académique, une renommée médiatique, un rayonnement intellectuel, une distinction honorifique, une réussite économique, une promotion politique, l'accès à des droits. Autant de marques de faveurs qui rappellent la corruption dans le monde de la mafia par les liens de dépendance. L'abrutissement, parce qu'il vise l'impuissance, en neutralisant la résistance des peuples, permet à l'Occident de réduire la charge de violence qu'il serait autrement nécessaire pour imposer ses intérêts monstrueux. C'est un peu l'équivalent du processus de la promotion par l'incompétence dans la mafia pour créer des liens de dépendance, de confiance et d'influence, qui assure le fonctionnement durable du business de la criminalité, en limitant la violence. En effet, si l'on croit Diego Gambetta, « Pour la mafia, la régulation des marchés criminels par la violence n'est pas un choix économique satisfaisant. Il vaut mieux réguler par un lien de dépendance » ( Lien). Et l'incompétence s'avère être la télé commande qui permet de piloter durablement, et en toute confiance, sans excès de violence, le business de la criminalité. Car quand un incompétent est promu dans la mafia (et aussi ailleurs), il est éternellement redevable à son bienfaiteur. C'est une sorte d'endettement, comme celui que crée le néolibéralisme en donnant du crédit aliénant aux usagers du système. C'est justement pour réguler la violence dans le business de la croissance que l'Occident recourt à l'enfumage, en dissimulant derrière une triangulation attrayante, la triangulation terrifiante qu'elle recherche.
Faut-il encore aller plus loin pour prouver que les droits promus par l'Occident, quels qu'ils soient, sont un endettement qui vise à neutraliser la vigilance, à affaiblir la résistance des peuples pour mieux les confiner dans l'impuissance et garantir l'invariance du business de la croissance ?
Puisqu'il faut aller plus loin, nous allons prendre le temps de spécifier les relations métriques de ces deux configurations isomorphes (triangulation attrayante médiatisée et triangulation terrifiante occultée) et de caractériser leurs propriétés pour établir la congruence de l'axiomatique de la spirale de l'indigence pour tous avec le dévoilement chaotique des évènements actuels qui se déroulent dans le monde.
Cette congruence nous semble d'autant plus nécessaire à être établie que la grande majorité de la population mondiale ne comprend pas que derrière la dynamique de la terreur qui se généralise dans tous les écosystèmes, derrière l'humiliation et la décapitation des dirigeants des États rebelles à l'ordre global unipolaire, derrière les objectifs de développement durable fixés par les États occidentaux, il y a une même finalité inavouée et inavouable : l'asservissement et/ou l'extermination des peuples qui ne sont pas compatibles avec les trois grands objectifs que recherchent les élites globalistes occidentales. Ces trois objectifs se déclinent ainsi :
1. Objectifs économiques de croissance et d'abondance ;
2. Objectifs démographiques de décroissance et d'eugénisme ;
3. Objectifs symboliques et culturels.
La conjonction de ces trois objectifs forme une triangulation de terreur dimensionnée par les 3 axes suivants : Un axe de spoliation, orienté par le profit et le pillage, pour dimensionner les activités d'exploitation supportant les objectifs économiques, un axe de prédation, orienté par le racisme et l'asservissement, qui assure la génération des activités de dépopulation supportant les objectifs démographiques et un axe d'aliénation, orienté par l'abrutissement et l'uniformisation des consciences, qui fait miroiter les activités ou les attractions supportant les objectifs symboliques.
Il va de soi que les élites globalistes n'ont aucun intérêt à ce que cette triangulation de terreur soit visible et maintenue dans ses dimensions horrifiantes de mise au pas du monde par la Prédation, l'Aliénation et la Spoliation (PAS). C'est pourquoi, elles se sont arrangées pour que :
D'une part, les objectifs de cette triangulation restent toujours, non seulement, isolés ; mais aussi et surtout enjolivés et occultés par d'autres objectifs plus attrayants. Ainsi, l'axe de spoliation sera occulté par un axe de stabilisation (des institutions), l'axe de prédation sera dissimulé derrière un axe de protection (de la population) et l'axe de l'aliénation sera protégé par un axe d'adaptation (ajustement structurel et amélioration continue). Tout est occulté par un prisme d'enfumage qui rend les vrais objectifs inintelligibles.
D'autre part, les activités, qui doivent permettre l'atteinte des dits objectifs occultés, restent toujours segmentées, délocalisées et externalisées pour qu'elles apparaissent comme indépendantes, sans lien entre elles. Ainsi la valeur globale recherchée ne peut être appropriée immédiatement, puisqu'elle est segmentée, stratifiée et promue en valeurs intermédiaires détachées et éloignées les unes des autres.
C'est seulement au prix d'un effort inestimable d'observation, d'attention, de modélisation, de vigilance, de patience, de reliance, de signifiance et de triangulation systémique que l'on peut approprier objectivement et rendre intelligibles les dimensions terrifiantes qui se cachent derrière les dimensions attrayantes que le système met en valeur et promeut comme finalité de performance. Et c'est pour empêcher au plus grand nombre de produire cet effort que les élites globalistes se sont aussi arrangées pour abrutir la majorité des peuples, en les maintenant dans l'insouciance, l'indifférence, l'impuissance et l'indigence par l'urgence de réussir leur petite vie, abandonnant l'éthique de l'altérité et les devoirs d'une responsabilité envers l'humain. Or, si nous interprétons correctement la pensée philosophique de Simone Weil, nous pouvons postuler que chaque fois que les hommes, pour s'accrocher à l'urgence de leur survie ou de leur réussite individuelle ou sectaire, abandonnent les territoires des devoirs envers l'humain, ils créent en eux le vide dans lequel circule la déshumanisation (Simone Weil, L'Enracinement, Prélude à une déclaration des devoirs envers l'être humain, 1949)
C'est ce processus d'abrutissement que nous allons expliciter dans la suite.